son œuvre

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Rainer Werner Fassbinder in seinem ersten Spielfilm LIEBE IST KÄLTER ALS DER TOD (1969)

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Berlinale 1974, FONTANE EFFI BRIEST

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Rainer Werner Fassbinder und Hanna Schygulla bei den Dreharbeiten zu LILI
MARLEEN (1980)

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Filmfestspiele Cannes 1978, DESPAIR – EINE REISE INS LICHT

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Dreharbeiten zu ACHT STUNDEN SIND KEIN TAG, 1972

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Rainer Werner Fassbinder mit Karin Baal und Barbara Sukowa bei den Dreharbeiten zu LOLA, 1981

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Dreharbeiten zu MARTHA

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Dreharbeiten zu BERLIN ALEXANDERPLATZ, 1979/80

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Bundesfilmpreis 1974, ANGST ESSEN SEELE AUF

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Berlinale 1982, Goldener Bär für DIE SEHNSUCHT DER VERONIKA VOSS

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Dreharbeiten zu DIE EHE DER MARIA BRAUN, 1978

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Dreharbeiten zu DIE SEHNSUCHT DER VERONIKA VOSS, 1981

Rainer Werner Fassbinder, un cinéaste d’Allemagne

par Thomas Elsaesser

Dire de Rainer Werner Fassbinder qu’il était l’auteur le plus doué de l’Allemagne d’après-guerre serait un euphémisme. Cinéaste unique à tous égards, il n’était pas qu’un réalisateur allemand : il s’inscrivait dans le cinéma européen, avec un désir secret mais inassouvi de faire ses preuves même à Hollywood. Si les années 1960 furent la décennie de Jean-Luc Godard, dont chaque film, impatiemment attendu, déclenchait de déroutantes discussions, les années 1970 furent les années Fassbinder, de même qu’elles furent dominées outre-atlantique par Martin Scorsese et Francis Coppola. Ces trois cinéastes sont encore actifs. Fassbinder, quant à lui, réalisa une œuvre de plus de quarante films en à peine quinze ans, traversant en accéléré non seulement sa propre décennie, mais, apparemment, le reste du siècle.

Né un mois après la fin de la Seconde Guerre mondiale, en mai 1945, Fassbinder mourut en 1982, à trente-sept ans. Issu d’une famille bourgeoise, il grandit à Munich. C’était un solitaire, pour qui «le cinéma était la vie de famille que je n’ai jamais eue». Après avoir abandonné le lycée et échoué à l’examen d’entrée de la Berliner Film Akademie, il commence à réaliser des longs métrages en 1967. Sa passion pour le cinéma – les classiques hollywoodiens, le cinéma commercial allemand, l’avant-garde américaine et la pornographie à petit budget – se révèle tout particulièrement dans ses premiers films, qui foisonnent de citations, d’emprunts, de pastiches et d’émulations, souvent maladroites, des maîtres. Réalisés parallèlement à ses activités de metteur en scène, d’auteur et d’acteur avec l’Action-Theater de Munich, ces films donnèrent du travail à Peer Raben et Kurt Raab, Hanna Schygulla et Irm Hermann, tous futurs membres essentiels de la troupe cinématographique de l’usine Fassbinder, et lui valurent leur amitié et leur loyauté.

À dater de son premier succès, LE BOUC, sa productivité fut effarante : trois à quatre films par an, jusqu’à ce que son corps lâche, le cocktail permanent d’alcool et de cocaïne s’étant avéré fatal.

Ce rendement s’explique également par un mini-système de studio à la Warhol, tournant autour de la diva, où un même noyau dur d’acteurs, de monteurs et de techniciens travaillait pour ce cinéaste charismatique et démoniaque projet après projet. Le rythme impossible, le crépitement des idées, les nuits blanches et les colères noires étaient portés par une créativité maniaque, dans laquelle la vie et le travail, le travail et la vie se mêlaient et s’emmêlaient constamment. C’est Fassbinder qui promut le plus vigoureusement – en le vivant dans sa chair même – le mythe romantique d’une vie courte et violente, typique de l’artiste maudit qui brûle la chandelle par les deux bouts. Il mena une existence de nomade, toujours entre deux avions ou sur la route ; il y conduisait à la fois ses amours et ses affaires, y écrivait ses scénarios ou ses pièces. Mais sous le masque travaillé de l’auteur maudit, débauché et coléreux – hirsute, la cigarette aux lèvres, toujours vêtu d’une veste en cuir – Fassbinder était un artiste adroit, à l’intelligence aiguë, suprêmement sûr de lui. Admirateur de Rimbaud, Artaud et Genet, il vivait selon la devise de Bertolt Brecht, d’après qui l’artiste moderne se doit d’être «son propre meilleur ennemi». Si sa vie turbulente, ses relations sado-masochistes avec ses collaborateurs et ses fréquentes provocations ont fait de lui un mythe vivant et lui ont valu une réputation de monstre, son talent a été de faire résonner ces affirmations du moi violent dans la sphère publique, où elles ont poursuivi leur propre vie politique, au-delà même de la mort.

TOUS LES AUTRES S’APPELLENT ALI, LE MARCHAND DES QUATRE SAISONS, LE DROIT DU PLUS FORT et DESPAIR inaugurent ses grands succès internationaux. Dès 1976, Fassbinder devient une vedette mondiale, alors que son œuvre ne reçoit encore qu’un accueil mitigé auprès des critiques allemands, dont la plupart ne commencent à le prendre au sérieux qu’une fois encensé par la presse étrangère. À la fois farouchement indépendant et opportuniste, Fassbinder collectionne les subventions publiques, travaille avec des producteurs de films commerciaux, monte des co-productions internationales afin de financer ses films et son mode de vie. Certains de ses projets les plus ambitieux furent co-financés par la télévision: grâce au producteur Peter Märtesheimer, de la prestigieuse chaîne WDR, Fassbinder se tourna à la fin des années 1970 vers des sujets typiquement allemands. Il réalisa ainsi avec Märtesheimer LE MARIAGE DE MARIA BRAUN, son plus gros succès commercial, premier volet de sa «trilogie RFA», suivi de LOLA, UNE FEMME ALLEMANDE et du SECRET DE VERONIKA VOSS.

Adoptant le réalisme psychologique d’un Strindberg, accentué par la stylisation et l’artifice hollywoodien, Fassbinder soumet ses protagonistes typiquement allemands à une double épreuve : nourries de fantasmes cinématographiques et affamées par l’absence d’amour, leurs âmes divisées révèlent les mensonges de la société d’avant et d’après-guerre à travers les contours mêmes des idéaux impossibles et pervertis que ces personnages s’assignent.

Ses chroniques de l’histoire allemande, notamment, qui couvrent la période des années 1920 aux années 1960, sont racontées comme des histoires d’amour impossibles. Sentimental et triste, alternant les moments de tendresse délicate, de vulnérabilité et de cruauté insoutenable, le cinéma de Fassbinder assemble les couples les plus improbables, souvent séparés par l’âge, le milieu social ou la race autant qu’ils sont liés par les aiguillons d’éros et de thanatos. L’œuvre de Fassbinder rencontra – et coupa même littéralement – le tissu le plus tendre de l’identité allemande d’après 1945 : le sentiment d’une Allemagne sans véritable ancrage dans sa propre histoire nationale. Dans les années 1970, ce trait de l’Allemagne de l’Ouest était plus douloureux que la division territoriale et idéologique de la nation. « Ni abri, ni foyer», telle aurait pu être la devise de toute cette génération née à la fin ou juste après la guerre, et dont certains furent capables, dans les actions terroristes de la Fraction Armée Rouge, de violences spectaculaires, dirigées autant contre eux-mêmes que contre les autres. Membre de cette société sans pères, Fassbinder adopta Douglas Sirk/Detlef Sierck, qui vivait alors sa retraite en Suisse, comme mentor. Fassbinder doit à Sirk la découverte du mélodrame hollywoodien comme vecteur d’une critique sociale mordante. Mais Fassbinder rendait aussi hommage à Sierck l’Allemand, qui, avant ses mélos en technicolor pour Universal, avait été l’un des meilleurs réalisateurs de films de femmes à la UFA dans les années 1930. Ces films de divertissement – c’était bien connu, mais rarement admis – représentaient ce «foyer» affectif ambigu dont l’Allemand moyen, même après la catastrophe du nazisme, rêvait plus que jamais.

Contrairement à certains de ses contemporains (Werner Herzog et Wim Wenders, par exemple), Fassbinder s’exila de cette Allemagne de nostalgie et de culpabilité non pas en partant à l’étranger mais en se plaçant en marge. Ouvertement homosexuel à une époque de discrimination juridique et de harcèlement, il recherchait la compagnie des exclus, que ce soit en raison de leur sexualité, de leur précarité économique, de leur origine raciale ou de leur vulnérabilité affective, à l’image des marginaux, des opprimés, des petits voyous et des prostituées qui peuplent ses films.

Fassbinder disparut trop tôt pour avoir pu imaginer la chute du mur et une Allemagne réunifiée. Mais son œuvre souligne avec éloquence que le cinéma est toujours un miroir au double reflet, où l’individu est pris dans le regard de l’autre, qu’il soit voisin de l’autre côté d’une frontière nationale ou d’une nation divisée. Si dans la maison Europe, l’Allemagne est désormais acceptée comme l’une des principales résidentes et se perçoit volontiers comme la plus responsable des locataires, les personnages de Fassbinder et leurs histoires désespérées de violentes divisions nous rappellent combien ce bail politique était fragile il y a encore trente ans. Ce réalisateur si atypique devient finalement l’un des représentants les plus exemplaires de son pays car, par ses contradictions affectives autant que morales, l’un des plus «crédibles».